Since Dec,01,1998
©1998 By barybary
|
Cannonball Adderley
Cannonball pousse de son gros
ventre la porte de sa loge et vient s 'inquiéter du sort de son
frère cadet livré aux affres de la critique vengeresse. Il
transpire, comme toujours, et lisse ses admirables moustaches
d'un revers de sa petite main. Puis, sur ma demande, il prend
nonchalamment la place de Nat sur la sellette.
" Oui, c'est bien cela, des "
bluesmen qui jouent du jazz moderne ". C'est d'ailleurs
assez amusant; au début, tout le monde a déclaré que notre
façon de jouer venait tout droit de l'église. je puis vous
l'affirmer, l'église n'a rigoureusement rien à voir dans
tout cela. Pas la nôtre, en tout cas! j'appartiens, comme
mon frère, à l'Église Protestante Épiscopale, dans
laquelle il est justement interdit de chanter des hymnes et
des cantiques, et je ne vois vraiment pas, dans ces
conditions, où l'on pourrait y découvrir la moindre trace
de cette soi-disant musique soul.
" Alors, me direz-vous, d'où vient la
musique que nous jouons? je n'en sais fichtrement rien, et je
ne cherche pas vraiment à le savoir: je joue, c'est
suffisant pour moi. Mais peut-être a-t-elle une couleur bien
particulière parce que nous ne jouons que ce que nous aimons
et ressentons. La couleur de la sincérité? Peut-être,
après tout. Si l'on me présentait un thème de Bill Evans,
par exemple, je crois que je lui donnerais tout de suite une
facture bien Cannonball en le jouant, et que je ne pourrais
pas faire autrement.
" Il ne me semble pas que le soul ait
été un mouvement, du moins parmi les musiciens. Parmi les
éditeurs de disques, certainement! Tout le monde dans
l'industrie du disque a fait mousser cette appellation pour
la rendre plus durable, et surtout plus rentable. Mais cela a
toujours été étranger aux musiciens. D'aussi loin que je
puisse me souvenir, j'ai toujours joué comme aujourd'hui et
je me souviens parfaitement d'un quintette que j'avais il y a
six ou sept ans, avec Junior Mance et Jimmy Cobb et dans
lequel nous jouions un de mes trucs que j'avais appelé Sermonette. A l'époque,
personne n'a été tenté de baptiser cette façon de jouer
qui nous était déjà bien familière. Les gens appelaient
ça du jazz, tout simplement! C'est peut-être un peu pour
cela que ça ne s'est jamais très bien vendu... "
Mon père, Julian Adderley Senior, jouait
du cornet professionnellement et désirait qu'au moins l'un
de ses rejetons perpétuât la tradition familiale. J'étais
l'aîné. Je dois avouer que j'ai souffert avec ma trompette
: mes lèvres! Rien à faire, après chaque leçon j'étais
en sang! A la fin, je ne pouvais plus supporter la vue même
de cet instrument de torture et, comme j'adorais secrètement
le saxophone sur lequel je savais ne pas rencontrer de
problème, mon père m'a laissé faire. En 1941, j'abandonnai
les plaisirs de la trompette à mon petit frère Nat qui ne
s'est pas mal débrouillé depuis!
Voyez-vous, j'aime le saxo pour le saxo et
mon idole, dans le domaine classique, reste Marcel Mule. Je
suis par nature très curieux et j'adore fouiner dans
d'autres domaines que le jazz, ce qui fait que j'ai une
certaine connaissance du classique. J'ai joué au moins une
fois la totalité du répertoire de ceux qu'on appelle les
" saxophonistes sérieux ". J'ai toujours voulu, du
jour où j'ai eu l'intention de faire carrière dans la
musique, être un bon musicien et j'ai beaucoup travaillé
pour y arriver.
J'aime toutes les formes de la musique et
je prétends qu'il y a peut-être quelque chose à glaner
dans un genre aussi pourri que le hillbilly , par exemple.
C'est pourquoi j'ai pris pour habitude de tout écouter. J'ai
profité de mon passage à Paris pour aller voir, par pur
plaisir, le pianiste Joe Tumer qui passait dans un cabaret de
la ville. Croyez-moi, il était bougrement surpris, le petit
père Joe, lorsque je lui ai demandé de me jouer des
morceaux comme Harlem Strut,
Cow
Cow Blues ou bien encore Carolina
Shout. Ce
ne sont peut-être pas des morceaux géniaux, mais je les
connais par coeur et je les aime bien. Le vieux Joe ne
s'attendait pas à ce que je connaisse toutes ces
vieilleries, ainsi que d'autres ragtimes de Scott Joplin
qu'il croyait oubliés de tout le monde.
J'aime écouter cette musique de mon
enfance et me replonger dans l'ambiance de l'époque. La
plupart des gens retirent les choses de leur contexte. Elles
perdent alors de leur valeur ou même, parfois, elles ne
veulent plus rien dire. Supposez que je déclare à un
journaliste que j 'ai été enthousiasmé, ce soir par
exemple, par l'orchestre de King Curtis qui est l'une des
plus grosses vedettes du rhythm and blues. Eh bien, demain,
en ouvrant mon journal, je pourrais voir s'étaler à la
chronique musicale " Cannonball aime le rock and roll
" Et
là-dessus, sans même se donner la peine de lire l'article,
les gens iront répétant: "Cannonball
aime le rock and roll... Cannonball aime le rock and roll...
" et ma réputation sera
faite. Le public pensera que je n'apprécie que le rock.
Voilà comment on écrit l'histoire. Croyez-moi, ce genre de
chose se reproduit bien plus souvent qu'on pourrait le
penser..
Quoi qu'il en soit, et pour en revenir à
King Curtis, c'est pour moi le plus grand de tous les ténors
de rhythm and blues et c'est, en plus, un véritable chef de
file. Personnellement, j'adore tout ce qu'il fait - c'est
sans aucun doute le roi de sa spécialité, avec ce jeune
homme qui joue du ténor sur la côte Ouest, Plas Johnson.
Inutile de vous cacher que j'aime aussi beaucoup Willis
Jackson, qui est l'un de mes meilleurs amis et avec lequel
mon contrebassiste Sam Jones a joué à Miami. Et aussi
Clifford Scott: c'était l'un de mes ténors favoris dans Honky
Tonk avec
l'orchestre de Bill Doggett. C'est l'un des rares
saxophonistes ténor de rhythm and blues qui ait eu une
certaine influence...
Je suis passé à La Nouvelle-Oriéans il y
a quelque temps, et j'ai eu l'occasion d'entendre tout le bon
travail qui se fait là-bas. Tout le monde joue avec coeur et
l'on respecte formidablement la musique, qu'elle soit
traditionnelle, Nouvelle-Orléans, rhythm and blues, "
à la Coltrane " ou même classique. Ça fait vraiment
plaisir à voir, tous ces gens qui jouent toutes sortes de
musique avec le même entrain!
C'est un peu comme dans votre
propre sextette! Nat me disait il y a un instant
que s'il devait donner une définition de votre
formation il la qualifierait de
"versatile".
J'ai un petit frère très intelligent,
vous savez, et je crois que c'est là la meilleure
définition que j'aie jamais entendue au sujet du Cannonball
Adderley Sextet. Il y a toujours des "experts" qui
veulent nous ranger dans un tout petit coin, dans un
minuscule territoire d'où nous ne pourrions plus sortir.
Mais, grâce à Dieu, nous n'en sommes pas encore réduits à
cela! Nous expérimentons toutes les directions qui s'offrent
à nous, simplement par amour de l'expérience. Et nous nous
donnons à ces expériences avec autant de coeur et de
sincérité qu'Ornette Coleman aux siennes; nous allons
simplement beaucoup moins loin. Nous avons pris comme
habitude de nous limiter volontairement dans ce domaine parce
que notre sextette n'est pas expérimental. Mais nous jouons
ce qui nous fait plaisir -et c'est là notre règle d'or.
Un exemple : j'apprécie énormément le
pianiste Elmo Hope et je le sais capable d'écrire de fort
beaux arrangements. Mais ceux qu'il nous a présentés sont
tellement déroutants, tellement d'avant-garde que j'ai
pensé que ce ne serait pas lui rendre service que de les
faire jouer par le sextette. Je connais bien Elmo et je suis
certain qu'il sera d'accord avec moi lorsque nous en
parlerons. Un autre exemple j'ai demandé à l'un des
arrangeurs les plus en vue de la jeune génération, Alonzo
Levister, d'écrire pour moi, mais, lorsqu'il m'a remis son
travail, je n'ai pas du tout été satisfait de ce qu'il
avait fait. La morale de l'histoire, c'est que ça m'a
coûté beaucoup d'argent pour rien. Par contre, Yusef Lateef
a écrit pour nous de fort belles choses parce que, vivant
parmi nous depuis une année maintenant, il sait exactement
ce qui nous convient, ce qui me convient - et ses
compositions et ses arrangements vont dans ce sens. il se
peut qu'avec Yusef nous allions très loin dans
l'avant-garde, mais la progression se fera à notre insu,
sans violence, simplement parce que Yusef est un homme de
goût. Nous avons pris pour habitude de jouer des morceaux
que nous considérons comme jolis et, pour ceux de Yusef,
aussi loin que ça puisse aller, c'est le cas. Dans quelque
temps, vous allez voir notre nouveau répertoire!
Aucune idée préconçue. Je cherchais
quelqu'un de "versatile ", et je savais que Yusef
aime jouer n'importe quelle belle musique. Comme il est
ouvert à tout, j'étais certain qu'il s'intégrerait dans
notre groupe bien plus facilement que quelqu'un orienté vers
une ou deux directions seulement. Yusef est prêt à tout, à
condition qu'on reste dans le domaine de la musique "
audible ". Et comme, en plus, il possède l'une des
personnalités les plus attachantes qui soit, je savais que
tous mes musiciens éprouveraient pour lui la plus grande
sympathie. Avec Yusef, j'ai une porte ouverte vers de
nouvelles explorations qui resteront en accord avec l'esprit
de mon sextette. Il passe tout son temps libre à étudier,
et je suis certain que ma musique gagne avec lui en sérieux,
en solidité et en originalité.
A propos de cette " avant-garde "
que j'essaye de glisser dans mon répertoire, les gens sont
un peu déroutés parce qu'ils pensent que je vais trop loin
: ils sont venus voir le gros Cannonball des disques et son
sextette soul.... Et voilà qu'on leur donne autre chose!
C'est bizarre parce que Si Ornette Coleman présentait Primatival par exemple, comme
nous le jouons, le public serait encore dérouté par le fait
que ça n'irait pas assez loin. C'est là qu'on se rend
compte que les étiquettes comptent. On nous a une fois pour
toutes identifiés à nos thèmes les plus connus et les gens
n'en démordent pas. Je me souviens, dans le temps, nous
étions " l'orchestre qui joue Sermonette "
alors qu'à la même époque nous avions à notre répertoire
des thèmes très avancés, comme ce Tribute to Brownie, une composition de
Duke Pearson qui était un inconnu à l'époque (et qui l'est
toujours, malheureusement). Nous jouions aussi un arrangement
d' avant garde de Jaki Byard, mais personne n'y faisait
attention. Nous étions pour tout le monde " l'orchestre
qui joue This Here ou Sack O' Woe ". Aussi, lorsque nous
jouons autre chose que ces morceaux et que les gens semblent
aimer ça, alors c'est formidable! Mais lorsqu'ils paraissent
ne pas aimer ça, c'est... embarrassant! (rires)
Hélas, hélas, hélas... Nous tenons
actuellement Joe Zawinul depuis bientôt deux ans, mais c'est
deux fois plus longtemps que tous les pianistes qui ont joué
avec nous, Junior Mance excepté. Et ça me peine vraiment
car Nat est dans la formation depuis ses débuts et j'ai
depuis quatre ans le même bassiste et le même batteur. Et
encore, Sam Jones a passé un an et demi avec moi avant ces
quatre années!!
Les pianistes semblent être mon vrai
problème, mais pour chacun d'entre eux j'ai des excuses :
pour Victor Feldman, sa femme ne voulait pas vivre autre part
qu'en Californie et il a bien été obligé de céder, le
pauvre ! Quant à Bobby Timmons, après nous avoir fait
cadeau de This Here, il est venu un beau matin me déclarer qu'il pensait
avoir plus d'avenir avec les Jazz Messengers. En réalité,
il adore jouer avec Blakey (et pas nécessairement avec les
Messengers, Si vous voyez ce que je veux dire). Quant à
Barry Harris, que je considère comme l'un des plus grands
pianistes de jazz actuels (c'est lui qui a formé Tommy
Flanagan), il ne se trouve bien qu'à Detroit ou à New York
et refuse de partir en tournée.
Parlez-nous de vos derniers
enregistrements.
Eh bien, j'ai un album en soliste avec le
trio de Bill Evans qui devrait sortir ces jours-ci, il y a deux années
qu'il est dans la boîte et il est grand temps qu'il voit le
jour ! J'ai encore l'enregistrement en direct du Festival de Comblain-la-Tour
de cette année et j'espère beaucoup de ce disque,
car il restitue bien l'atmosphère de notre sextette actuel.
Et puis j'ai aussi fait fin décembre un album avec des
Brésiliens authentiques - pas de la bossa nova , non, mais du
bon jazz avec des rythmes latins ~ C'était vraiment une
très bonne session, dans une bonne ambiance, et j'ai eu un
moment envie d'emmener avec moi la bande magnétique en
Europe, pour vous la faire entendre. Mais vous savez comment
ça se passe avec la douane, on exporte et puis après, pour
réimporter, tintin!
-
Pour terminer, Cannonball,
j'aimerais vous demander votre opinion sur l'un
de vos collègues les plus en vue, Ornette
Coleman.
Ornette a été une très grande force dans
le jazz moderne ; il a inspiré un tas de gens, il en a
dégoûté un tas d'autres, mais il a obligé tout le monde
à penser.
-
Et sur cette magnifique
pirouette, l'imposant " Boulet de Canon
" se lève en toute quiétude, nettoie d'un
revers de pouce sa cravate et dans un sourire,
disparaît son saxophone à la main, prèt à
l'attaque. Dans une minute, ça sera sur la
grande scène de l'Olympia Julian Edwin
"Cannonball" Adderley (de Tampa,
Floride) Face à un public qui ne cesse de
l'adorer parce que sa musique reflète sa
bonhomie profonde et sa rondelette sincérité.
Et surtout parce qu 'elle baigne dans ce
"soul" inavoué, si cher au coeur de
nombreux amateurs...
Jazz Hot
n° 184
Fevrier 1963
|