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"Cannonball and his King super 20"


Cannonball Adderley

Cannonball pousse de son gros ventre la porte de sa loge et vient s 'inquiéter du sort de son frère cadet livré aux affres de la critique vengeresse. Il transpire, comme toujours, et lisse ses admirables moustaches d'un revers de sa petite main. Puis, sur ma demande, il prend nonchalamment la place de Nat sur la sellette.

" Oui, c'est bien cela, des " bluesmen qui jouent du jazz moderne ". C'est d'ailleurs assez amusant; au début, tout le monde a déclaré que notre façon de jouer venait tout droit de l'église. je puis vous l'affirmer, l'église n'a rigoureusement rien à voir dans tout cela. Pas la nôtre, en tout cas! j'appartiens, comme mon frère, à l'Église Protestante Épiscopale, dans laquelle il est justement interdit de chanter des hymnes et des cantiques, et je ne vois vraiment pas, dans ces conditions, où l'on pourrait y découvrir la moindre trace de cette soi-disant musique soul.

  • Et Cannonball rit à gorge déployée, en se basculant sur les deux pieds de sa chaise qui commence à craquer douloureusement.

" Alors, me direz-vous, d'où vient la musique que nous jouons? je n'en sais fichtrement rien, et je ne cherche pas vraiment à le savoir: je joue, c'est suffisant pour moi. Mais peut-être a-t-elle une couleur bien particulière parce que nous ne jouons que ce que nous aimons et ressentons. La couleur de la sincérité? Peut-être, après tout. Si l'on me présentait un thème de Bill Evans, par exemple, je crois que je lui donnerais tout de suite une facture bien Cannonball en le jouant, et que je ne pourrais pas faire autrement.

" Il ne me semble pas que le soul ait été un mouvement, du moins parmi les musiciens. Parmi les éditeurs de disques, certainement! Tout le monde dans l'industrie du disque a fait mousser cette appellation pour la rendre plus durable, et surtout plus rentable. Mais cela a toujours été étranger aux musiciens. D'aussi loin que je puisse me souvenir, j'ai toujours joué comme aujourd'hui et je me souviens parfaitement d'un quintette que j'avais il y a six ou sept ans, avec Junior Mance et Jimmy Cobb et dans lequel nous jouions un de mes trucs que j'avais appelé Sermonette. A l'époque, personne n'a été tenté de baptiser cette façon de jouer qui nous était déjà bien familière. Les gens appelaient ça du jazz, tout simplement! C'est peut-être un peu pour cela que ça ne s'est jamais très bien vendu... "

  • Vous aviez commencé, dans votre jeune age, par etudier la trompette. Pourquoi avez-vous abandonné ?

Mon père, Julian Adderley Senior, jouait du cornet professionnellement et désirait qu'au moins l'un de ses rejetons perpétuât la tradition familiale. J'étais l'aîné. Je dois avouer que j'ai souffert avec ma trompette : mes lèvres! Rien à faire, après chaque leçon j'étais en sang! A la fin, je ne pouvais plus supporter la vue même de cet instrument de torture et, comme j'adorais secrètement le saxophone sur lequel je savais ne pas rencontrer de problème, mon père m'a laissé faire. En 1941, j'abandonnai les plaisirs de la trompette à mon petit frère Nat qui ne s'est pas mal débrouillé depuis!

Voyez-vous, j'aime le saxo pour le saxo et mon idole, dans le domaine classique, reste Marcel Mule. Je suis par nature très curieux et j'adore fouiner dans d'autres domaines que le jazz, ce qui fait que j'ai une certaine connaissance du classique. J'ai joué au moins une fois la totalité du répertoire de ceux qu'on appelle les " saxophonistes sérieux ". J'ai toujours voulu, du jour où j'ai eu l'intention de faire carrière dans la musique, être un bon musicien et j'ai beaucoup travaillé pour y arriver.

J'aime toutes les formes de la musique et je prétends qu'il y a peut-être quelque chose à glaner dans un genre aussi pourri que le hillbilly , par exemple. C'est pourquoi j'ai pris pour habitude de tout écouter. J'ai profité de mon passage à Paris pour aller voir, par pur plaisir, le pianiste Joe Tumer qui passait dans un cabaret de la ville. Croyez-moi, il était bougrement surpris, le petit père Joe, lorsque je lui ai demandé de me jouer des morceaux comme Harlem Strut, Cow Cow Blues ou bien encore Carolina Shout. Ce ne sont peut-être pas des morceaux géniaux, mais je les connais par coeur et je les aime bien. Le vieux Joe ne s'attendait pas à ce que je connaisse toutes ces vieilleries, ainsi que d'autres ragtimes de Scott Joplin qu'il croyait oubliés de tout le monde.

J'aime écouter cette musique de mon enfance et me replonger dans l'ambiance de l'époque. La plupart des gens retirent les choses de leur contexte. Elles perdent alors de leur valeur ou même, parfois, elles ne veulent plus rien dire. Supposez que je déclare à un journaliste que j 'ai été enthousiasmé, ce soir par exemple, par l'orchestre de King Curtis qui est l'une des plus grosses vedettes du rhythm and blues. Eh bien, demain, en ouvrant mon journal, je pourrais voir s'étaler à la chronique musicale " Cannonball aime le rock and roll " Et là-dessus, sans même se donner la peine de lire l'article, les gens iront répétant: "Cannonball aime le rock and roll... Cannonball aime le rock and roll... " et ma réputation sera faite. Le public pensera que je n'apprécie que le rock. Voilà comment on écrit l'histoire. Croyez-moi, ce genre de chose se reproduit bien plus souvent qu'on pourrait le penser..

Quoi qu'il en soit, et pour en revenir à King Curtis, c'est pour moi le plus grand de tous les ténors de rhythm and blues et c'est, en plus, un véritable chef de file. Personnellement, j'adore tout ce qu'il fait - c'est sans aucun doute le roi de sa spécialité, avec ce jeune homme qui joue du ténor sur la côte Ouest, Plas Johnson. Inutile de vous cacher que j'aime aussi beaucoup Willis Jackson, qui est l'un de mes meilleurs amis et avec lequel mon contrebassiste Sam Jones a joué à Miami. Et aussi Clifford Scott: c'était l'un de mes ténors favoris dans Honky Tonk avec l'orchestre de Bill Doggett. C'est l'un des rares saxophonistes ténor de rhythm and blues qui ait eu une certaine influence...

Je suis passé à La Nouvelle-Oriéans il y a quelque temps, et j'ai eu l'occasion d'entendre tout le bon travail qui se fait là-bas. Tout le monde joue avec coeur et l'on respecte formidablement la musique, qu'elle soit traditionnelle, Nouvelle-Orléans, rhythm and blues, " à la Coltrane " ou même classique. Ça fait vraiment plaisir à voir, tous ces gens qui jouent toutes sortes de musique avec le même entrain!

  • C'est un peu comme dans votre propre sextette! Nat me disait il y a un instant que s'il devait donner une définition de votre formation il la qualifierait de "versatile".

  • J'ai un petit frère très intelligent, vous savez, et je crois que c'est là la meilleure définition que j'aie jamais entendue au sujet du Cannonball Adderley Sextet. Il y a toujours des "experts" qui veulent nous ranger dans un tout petit coin, dans un minuscule territoire d'où nous ne pourrions plus sortir. Mais, grâce à Dieu, nous n'en sommes pas encore réduits à cela! Nous expérimentons toutes les directions qui s'offrent à nous, simplement par amour de l'expérience. Et nous nous donnons à ces expériences avec autant de coeur et de sincérité qu'Ornette Coleman aux siennes; nous allons simplement beaucoup moins loin. Nous avons pris comme habitude de nous limiter volontairement dans ce domaine parce que notre sextette n'est pas expérimental. Mais nous jouons ce qui nous fait plaisir -et c'est là notre règle d'or.

    Un exemple : j'apprécie énormément le pianiste Elmo Hope et je le sais capable d'écrire de fort beaux arrangements. Mais ceux qu'il nous a présentés sont tellement déroutants, tellement d'avant-garde que j'ai pensé que ce ne serait pas lui rendre service que de les faire jouer par le sextette. Je connais bien Elmo et je suis certain qu'il sera d'accord avec moi lorsque nous en parlerons. Un autre exemple j'ai demandé à l'un des arrangeurs les plus en vue de la jeune génération, Alonzo Levister, d'écrire pour moi, mais, lorsqu'il m'a remis son travail, je n'ai pas du tout été satisfait de ce qu'il avait fait. La morale de l'histoire, c'est que ça m'a coûté beaucoup d'argent pour rien. Par contre, Yusef Lateef a écrit pour nous de fort belles choses parce que, vivant parmi nous depuis une année maintenant, il sait exactement ce qui nous convient, ce qui me convient - et ses compositions et ses arrangements vont dans ce sens. il se peut qu'avec Yusef nous allions très loin dans l'avant-garde, mais la progression se fera à notre insu, sans violence, simplement parce que Yusef est un homme de goût. Nous avons pris pour habitude de jouer des morceaux que nous considérons comme jolis et, pour ceux de Yusef, aussi loin que ça puisse aller, c'est le cas. Dans quelque temps, vous allez voir notre nouveau répertoire!

    • Quelle était votre idée lorsque vous avez pris Yusef Lateef dans votre formation?

    Aucune idée préconçue. Je cherchais quelqu'un de "versatile ", et je savais que Yusef aime jouer n'importe quelle belle musique. Comme il est ouvert à tout, j'étais certain qu'il s'intégrerait dans notre groupe bien plus facilement que quelqu'un orienté vers une ou deux directions seulement. Yusef est prêt à tout, à condition qu'on reste dans le domaine de la musique " audible ". Et comme, en plus, il possède l'une des personnalités les plus attachantes qui soit, je savais que tous mes musiciens éprouveraient pour lui la plus grande sympathie. Avec Yusef, j'ai une porte ouverte vers de nouvelles explorations qui resteront en accord avec l'esprit de mon sextette. Il passe tout son temps libre à étudier, et je suis certain que ma musique gagne avec lui en sérieux, en solidité et en originalité.

    A propos de cette " avant-garde " que j'essaye de glisser dans mon répertoire, les gens sont un peu déroutés parce qu'ils pensent que je vais trop loin : ils sont venus voir le gros Cannonball des disques et son sextette soul.... Et voilà qu'on leur donne autre chose! C'est bizarre parce que Si Ornette Coleman présentait Primatival par exemple, comme nous le jouons, le public serait encore dérouté par le fait que ça n'irait pas assez loin. C'est là qu'on se rend compte que les étiquettes comptent. On nous a une fois pour toutes identifiés à nos thèmes les plus connus et les gens n'en démordent pas. Je me souviens, dans le temps, nous étions " l'orchestre qui joue Sermonette " alors qu'à la même époque nous avions à notre répertoire des thèmes très avancés, comme ce Tribute to Brownie, une composition de Duke Pearson qui était un inconnu à l'époque (et qui l'est toujours, malheureusement). Nous jouions aussi un arrangement d' avant garde de Jaki Byard, mais personne n'y faisait attention. Nous étions pour tout le monde " l'orchestre qui joue This Here ou Sack O' Woe ". Aussi, lorsque nous jouons autre chose que ces morceaux et que les gens semblent aimer ça, alors c'est formidable! Mais lorsqu'ils paraissent ne pas aimer ça, c'est... embarrassant! (rires)

    • Il semble que vous n'ayez pratiquement aucun problème avec les musiciens qui composent votre sextette, ce qui laisserait supposer que vous êtes un chef d'orchestre très aimé... sauf en ce qui concerne les pianistes qui défilent chez vous à une vitesse déconcertante!

    Hélas, hélas, hélas... Nous tenons actuellement Joe Zawinul depuis bientôt deux ans, mais c'est deux fois plus longtemps que tous les pianistes qui ont joué avec nous, Junior Mance excepté. Et ça me peine vraiment car Nat est dans la formation depuis ses débuts et j'ai depuis quatre ans le même bassiste et le même batteur. Et encore, Sam Jones a passé un an et demi avec moi avant ces quatre années!!

    Les pianistes semblent être mon vrai problème, mais pour chacun d'entre eux j'ai des excuses : pour Victor Feldman, sa femme ne voulait pas vivre autre part qu'en Californie et il a bien été obligé de céder, le pauvre ! Quant à Bobby Timmons, après nous avoir fait cadeau de This Here, il est venu un beau matin me déclarer qu'il pensait avoir plus d'avenir avec les Jazz Messengers. En réalité, il adore jouer avec Blakey (et pas nécessairement avec les Messengers, Si vous voyez ce que je veux dire). Quant à Barry Harris, que je considère comme l'un des plus grands pianistes de jazz actuels (c'est lui qui a formé Tommy Flanagan), il ne se trouve bien qu'à Detroit ou à New York et refuse de partir en tournée.

  • Parlez-nous de vos derniers enregistrements.

  • Eh bien, j'ai un album en soliste avec le trio de Bill Evans qui devrait sortir ces jours-ci, il y a deux années qu'il est dans la boîte et il est grand temps qu'il voit le jour ! J'ai encore l'enregistrement en direct du Festival de Comblain-la-Tour de cette année et j'espère beaucoup de ce disque, car il restitue bien l'atmosphère de notre sextette actuel. Et puis j'ai aussi fait fin décembre un album avec des Brésiliens authentiques - pas de la bossa nova , non, mais du bon jazz avec des rythmes latins ~ C'était vraiment une très bonne session, dans une bonne ambiance, et j'ai eu un moment envie d'emmener avec moi la bande magnétique en Europe, pour vous la faire entendre. Mais vous savez comment ça se passe avec la douane, on exporte et puis après, pour réimporter, tintin!

    • Pour terminer, Cannonball, j'aimerais vous demander votre opinion sur l'un de vos collègues les plus en vue, Ornette Coleman.

    Ornette a été une très grande force dans le jazz moderne ; il a inspiré un tas de gens, il en a dégoûté un tas d'autres, mais il a obligé tout le monde à penser.

    • Et sur cette magnifique pirouette, l'imposant " Boulet de Canon " se lève en toute quiétude, nettoie d'un revers de pouce sa cravate et dans un sourire, disparaît son saxophone à la main, prèt à l'attaque. Dans une minute, ça sera sur la grande scène de l'Olympia Julian Edwin "Cannonball" Adderley (de Tampa, Floride) Face à un public qui ne cesse de l'adorer parce que sa musique reflète sa bonhomie profonde et sa rondelette sincérité. Et surtout parce qu 'elle baigne dans ce "soul" inavoué, si cher au coeur de nombreux amateurs...

    Jazz Hot n° 184 Fevrier 1963